Vrai à ne pas croire

Dialogue Maïeutique



Tiens, dit Lucien l’âne, on dirait une poupée matriochka, mais son air m’inquiète fort ; on dirait la mort.

Tu ne te trompes pas, Lucien l’âne mon ami, c’est elle en effet, la vieille camarde, la plus fidèle camarade de tout être vivant. Cependant, tu remarqueras qu’elle est solitaire et que ce n’est pas l’habitude des poupées matriochkas ; elles s’avancent par groupe en s’enserrant les unes dans les autres. Leur nombre varie, mais le principe est qu’elles sont issues d’un même morceau de bois. Quant à savoir ce que celle-ci vient faire ici, la chanson te l’apprendra.

Maintenant, reprend Lucien l’âne, au vu du titre de la canzone, je me demande bien ce qu’il y a de « vrai à ne pas croire » et d’abord, qu’est-ce que ça veut dire ?

C’est que, Lucien l’âne mon ami, il y a des choses, des situations, etc., tellement absurdes ou tellement abjectes qu’on ne saurait y croire et qui sont néanmoins absolument vraies. Alors, que raconte cette chanson ? Pour te le détailler un peu, il me faut comme à l’ordinaire procéder par étape, en l’occurrence, par strophe et plus exactement, par douzain.

Oui, oui, fais ainsi, dit Lucien l’âne.

La première voix qui intervient, dit Marco Valdo M.I., est celle de la Grand-Mère et elle dit en substance deux choses, toutes les deux assez explosives et importantes. Comme bien tu le penses, elle parle de l’Iran des filles de Perse où malgré l’oppression religieuse insensée, une résistance continue à roder sous les assises du régime des Vestales poilues, même après les grandes manifestations des femmes horriblement réprimées, malgré les tortures, les exécutions et les pendaisons.

Je comprends ça, dit Lucien l’âne, un monde dirigé par des religieux est un monde insupportable ; on y étouffe et quand on veut respirer, on est étouffé ouvertement ou sournoisement et je ne sais ce qui est le pire. Mais je t’en prie, continue.

Donc, reprend Marco Valdo M.I., la Grand-Mère apporte la bonne nouvelle, des Vestales poilues se font assassiner jusque dans leurs palais les mieux protégés. Même si, dit-elle, la méthode est dangereuse. C’est un signe des temps nouveaux qui maturent : « la taupe creuse lentement ».

Oh, dit Lucien l’âne, c’est certainement un signe, car on a vu cela dans les prémices d’autres renversements ; j’en connais un certain nombre à travers l’Histoire. C’est le système qui craque. Mais tu disais que la Grand-Mère parlait d’une deuxième chose.

Oui, répond Marco Valdo M.I., et cette deuxième chose, c’est que de Guide de la Zinovie vient de formaliser son alliance avec les Vestales Poilues.

« Au fait, notre Guide, dit le Revenant,
Avec les vestales, mutuellement
A conclu un pacte permanent. »

Eh bien, dit Lucien l’âne, on dirait l’hôpital au secours de la charité ou l’aveugle conduisant le paralytique. Dans le fond, comme souvent dans l’Histoire, qui se ressemble s’assemble. En tout cas, c’est l’effet que ça me fait.

Ce n’est sans doute pas faux, dit Marco Valdo M.I., mais nous ne sommes pas ici pour disserter. Passons au deuxième douzain. Là, c’est le soldat qui chanceusement est revenu du front ; peut-être sa chance est-elle due au fait que sa femme est partie avec un autre ; on dirait que c’est ce qu’il pense.

En effet, dit Lucien l’âne, on dit que ça porte chance. Dans nos régions, on dirait qu’il a « une veine de cocu ». M’est avis que ça n’a rien à voir, mais sait-on jamais ? Et que dit-il d’autre ?

Le soldat, vois-tu Lucien l’âne mon ami, rapporte une absurdité colossale – la chose « Incroyable, vraie à ne pas croire », à savoir le fait que la plus grande armée du monde (la Zinovienne, avec un grand Z) doit aller chercher ses soldats au bout de la Terre dans un autre continent et la chose ne pourrait passer inaperçue, car ces nouveaux soldats sont noirs de peau.

« Je vais vous conter l’histoire
Incroyable, vraie à ne pas croire.
On a même des soldats noirs,
Venus de pays si lointains
Où le soleil chauffe chaque matin. »

En clair, les Zinoviens sont assez réticents pour aller envahir le pays voisin et aussi, à la vitesse où les soldats meurent dans ce casse-pipe imbécile, les jeunes et moins jeunes de Zinovie n’ont aucun goût à aller jouer les héros. Les soldats noirs non plus, mais quand ils s’aperçoivent du merdier dans lequel le Guide les a conduits, il est trop tard pour reculer. De toute façon, ce sera la mort par devant quand ils avancent et s’ils veulent reculer, la mort par derrière, tués par leurs commanditaires. Ensuite, c’est le troisième douzain, vient une mère, retraitée comme son mari, dont le fils a été exilé par le régime et par conséquent, vit à l’étranger. Cela, tout le monde le sait. Mais nouvelle absurdité, les services viennent perquisitionner la maison de ses parents sous prétexte de le chercher. Même Groucho Marx n’aurait jamais imaginé pareil scénario.

« Ils ont tout fouillé, tout bousculé.
Des heures à nous questionner.
Ils cherchent notre fils exilé.
Ils l’avaient chassé à l’étranger.
Ils ont dit : on est l’autorité. »

Ah, dit Lucien l’âne, entre les Vestales poilues, le Guide et ces gugusses, il est malheureux que le ridicule ne tue pas ; ils seraient tous morts depuis longtemps. Mais dis-moi la suite, car si j’ai bien compté, il reste encore un douzain.

La suite, la suite, dit en riant Marco Valdo M.I., est tout aussi incroyable, mais vraie. C’est là qu’on trouve le mot matriochka sous une forme de complément collé à un nom, pour indiquer un phénomène de répétition en chaîne de ce que le nom en question désigne. En l’occurrence, le mot procès et le néologisme zinovien : les procès matriochkas. Mais voyons ça dans le détail. Un homme, un opposant au Guide, avait été condamné par les tribunaux et avait été mis dans un camp lointain. Curieusement, comme cet homme devait être libéré, il est subitement mort au retour d’une promenade. Au cours du procès qui le mena au camp (appelons-le procès matriochka 1), ses trois avocats l’avaient comme il se doit défendu et avait logiquement exposé ses arguments, son point de vue et ses moyens de défense – il est évident que le tout contrariait le Guide et ses larbins. Cette démarche professionnelle des trois avocats les a amenés à leur tour devant un tribunal (procès matriochka 2) qui les a illico condamnés pour des motifs similaires à ceux retenus contre l’opposant en raison de ce qu’ils avaient plaidé en défense au procès précédent. Mais l’affaire ne s’arrête pas là, puisque ces trois premiers avocats à présent inculpés ont dû recourir à des avocats pour les défendre, lesquels sont à présent menacés d’un même procès (procès matriochka 3) et d’une même condamnation. Sans doute, vont-ils devoir être défendus… Ainsi, d’un premier procès matriochka vont naître une série potentiellement infinie d’autres procès matriochkas. En Zinovie, l’absurdité fait rage. Oh, j’allais oublier : tous ces procès doivent obligatoirement se tenir à huis-clos pour que personne – hors le tribunal, la police, les services… – ne sache ce qui s’y est dit.

« Pour défendre ces avocats incarcérés,
Il faut trouver d’autres avocats...
Procès en série, procès matriochka !
Tous à huis clos, pour ne pas déranger. »

À ce niveau, dit Lucien l’âne, ce n’est seulement « incroyable à n’y pas croire », c’est d’une bêtise monstrueuse et d’une méchanceté mesquine. Allons, tissons le linceul de ce vieux monde idiot, imbécile, méchant, stupide, bête à ne pas croire et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane