L’Enfer grotesque

Dialogue Maïeutique



Ce titre qui dit « L’Enfer grotesque », Lucien l’âne mon ami, est une forme de pléonasme, mais c’est un pléonasme voulu, une manière d’insister sur cette caractéristique particulière du régime en place en Zinovie. C’est quasiment sa définition, son contour. Ce n’est pas seulement qu’il exprime une ambiance invivable, c’est qu’il décrit ainsi concrètement le fonctionnement du système et la structuration de l’enfermement de la vie que l’on peut subir. Quant au sens des mots qui peignent cet Enfer grotesque, il faut se référer à un imaginaire où l’Enfer est un lieu sous le contrôle des forces du mal et le grotesque est le bizarre, l’invraisemblable, le ridicule, l’aberrant, le biscornu et pour tout dire, l’ubuesque.

Ah, répond Lucien l’âne, je vois. Je vois de quoi il s’agit. J’y ajouterais une pincée de fantastique ; ça sent le faust à plein nez. Je sais, j’adjective, mais c’est ainsi. J’ajouterais volontiers également le dantesque, qui qualifie également un Enfer. Mais que peut bien raconter cette canzone dotée d’un tel titre.

C’est ce que je voulais te raconter illico, dit Marco Valdo M.I., en détaillant les choses à ma manière habituelle. Donc, il faut indiquer dès l’abord que si c’est le Revenant qui parle, il relaie au coin de cette place quelque part dans une ville de Zinovie la voix d’un de ses amis qui a récemment sorti de prison et été expédié à l’étranger, dans un échange de prisonniers.

« Extrait de l’enfer lui aussi.
Contre des bandits échangé,
Exilé contre son gré, banni,
Réfugié à l’étranger. »

Oui, dit Lucien l’âne, j’ai l’impression d’avoir entendu parler de ça récemment nom du pays n’était pas celui de Zinovie. Je dirais plutôt celui du pays d’où en son temps avait été aussi banni Zinoviev lui-même.

Bien sûr, Lucien l’âne mon ami, mais continuons à parler de Zinovie puisque nous y sommes. Pour en revenir à la canzone et au qualificatif grotesque, on le retrouve dans la description du système carcéral labyrinthique, colossal, immense, absurde et éléphantesque de la Zinovie. Le deuxième douzain zoume sur la vie en cellule du prisonnier, l’étroitesse des lieux, la réduction quasi à néant de la vie qu’elle entraîne. Il montre l’infernale ronde à laquelle le prisonnier est contraint de l’aube à la nuit. Bien sûr, ce n’est pas un destin singulier ; ils sont très nombreux ceux qui subissent pareille torture et pas seulement en Zinovie. Carlo Levi racontait déjà cette expérience de l’isolement dans ses lettres (42 lettres tirées de « È questo il «Carcer tetro»? Lettere dal carcere 1934-1935 ) qu’il envoyait à sa mère de la prison de Turin (1934-1935) ; par exemple, à commencer par la première Le Fils emprisonné. Comme tu le vois aux dates, c’était au temps de Mussolini, quand le fascisme écrasait l’Italie de son arrogante bêtise.

« Réveil au petit jour
Dans l’air encore froid
Pour recommencer le tour
Des cinq mètres sur trois.
Marcher, marcher en rond ;
Assis, regarder le plafond. »

Je me souviens de ces lettres, dit Lucien l’âne. Cette manière de traiter les opposants est, en effet, commune à toutes les dictatures. Dis-moi la suite de la chanson.

Eh bien, continue Marco Valdo M.I., après avoir indiqué cette sensation de mourir qui à la longue, s’insinue dans la conscience du prisonnier et l’use insidieusement.

« Souvent, on se sent mourir ;
À la longue vient la folie ;
La tête finit par défaillir ;
Entre les heures fuit la vie. »

Cependant, dans le troisième douzain, le prisonnier réfléchit à la situation des gardiens et à leur situation particulière d’employés d’un service de l’État. Et la seule chose qu’on peut leur reprocher, c’est de collaborer avec le régime. C’est tout, mais c’est précisément ce qui est énorme. Sans cette collaboration soumise de millions de gens au système, celui-ci disparaîtrait tout simplement ; il imploserait. Donc, pas de culpabilité, mais quelle responsabilité pèse sur les gens de Zinovie.

« Le régime fort, pour toujours
Installé, puissant, solide,
Opaque, les bride.
Pour toujours jusqu’enfin,
La dictature de l’aigrefin
S’effondre soudain. »

Et j’arrête là, sur cette excellente perspective…

Fort bien, dit Lucien l’âne. Alors, tissons le linceul de ce vieux monde carcéral, dictatorial, impérial et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane