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On dit que je suis cultivé

Marco Valdo M.I.
Langue: français



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Lettre de prison 14
27 avril 1934

Dialogue Maïeutique

Un fantôme hante l'Italie
Un fantôme hante l'Italie


Quel titre !, dit Lucien l’âne. En voilà un étrange qualificatif. Normalement, ce sont les champs qui sont cultivés, pas les gens. On cultive aussi les plantes, les levures. Cependant, ne te trompe pas, je sais quand même ce qui se cache derrière cette image ; il n’y a là rien que de très intéressant. Être cultivé, c’est avoir travaillé sur soi-même pour accroître son savoir, sa capacité d’apprendre et de créer, c’est-à-dire des choses nouvelles. Moi, je trouve ça fort bien. Il est vrai que je suis un âne.

C’est, en effet, très bien, dit Marco Valdo M.I.

Que je sois un âne ?, demande Lucien l’âne en riant.

Aussi, dit Marco Valdo M.I., mais je visais ta réflexion. La chanson ne dit rien d’autre. Pourtant, ton analyse n’est pas inutile, car – par les temps qui courent, être cultivé, vouloir se cultiver, lire des livres, pire – écrire, est souvent moqué, méprisé, mal vu. L’épithète « intello » est vite lancée comme une accusation ou en tout cas, comme une appréciation négative. Mais la culture n’est pas seulement une accumulation de connaissances, elle est aussi créatrice d’idées, de sentiments, d’objets et de processus nouveaux ; elle invente le nouveau. Sa dimension dynamique permet à l’humaine nation et à chacun qui en fait l’effort e se développer. Elle est le moteur de la vie, c’est un des moteurs de l’évolution, elle est l’initiatrice et la portefaix du progrès dans tous les domaines où s’appliquent le savoir, le savoir-être et le savoir-faire.

Halte-là, Marco Valdo M.I. mon ami, sinon tu vas nous faire une conférence et ce n’est pas ici l’endroit, ni le moment. Si on te laissait aller sur un tel sujet, tu n’en finirais pas et comme je te l’ai déjà vu faire, tu nous baladerais dans tous les âges, à travers tous les continents et mille histoires que je n’ose imaginer. Tiens-toi, je te prie, à la chanson ; Que dit-elle ? À quoi pense le prisonnier Levi dans sa lettre du 27 avril 1934 ?

L’air de rien, encore une fois, Lucien l’âne mon ami, la chanson qui est une lettre à sa mère, laisse percer un certain nombre de préoccupations du scripteur.

Scripteur ?, qu’est-ce à dire ?, demande Lucien l’âne.

Oh, scripteur, car il écrit à la main, reprend Marco Valdo M.I. Oui, on écrivait à la main, sur une feuille de papier. D’ailleurs, en prison, on n’avait pas le choix. Donc, les préoccupations du scripteur. Il y a d’abord une histoire d’avocat de Rome, dont Carlo Levi prétend qu’il est inutile. Cependant, j’y vois autre chose. Le scripteur (appelons-le ainsi) est en prison à Turin et il y a assez d’avocats sur place sans devoir recourir à un avocat venu de Rome. Pourquoi cet avocat de Rome ? En fait, le Tribunal spécial pour la Défense de l’État, que les fascistes ont créé dès 1926 principalement pour juger les opposants politiques, se trouve à Rome et un avocat spécialisé dans les affaires politiques – ce type d’affaires politiques – doit tenir son cabinet près du Tribunal, c’est-à-dire forcément à Rome, et son intervention ne serait pas inutile. Si un tel avocat intervient, on peut se demander (et la police politique autant que nous) qui a conseillé, choisi cet avocat ? La police se demanderait aussi pour qui est-il déjà intervenu – qui, au pluriel ? On peut penser qu’il y a derrière cet avocat tout un monde – en l’occurrence, Justice et Liberté, le mouvement clandestin dont Levi fait partie et dont la police soupçonne qu’il en est un des militants. Alors, on peut penser que c’est précisément pour écarter ce raisonnement que Carlo Levi dit qu’il n’en a pas besoin. Sous-entendu : je suis innocent, qu’irais-je faire devant le Tribunal Spécial ? Qu’ai-je donc à faire d’un avocat de Rome ?

Évidemment, dit Lucien l’âne, il maintient sa ligne de défense – son innocence d’artiste, pour lui-même et pour les autres dont il sait qu’ils sont poursuivis comme lui. Il a raison de penser que si après quelques semaines de prison, on déplace un tel avocat – à l’autre bout du pays, pur un prisonnier sans histoire, c’est suspect. C’est donner au prisonnier une importance qu’il prétend ne pas avoir.

Ah, Lucien l’âne mon ami, tu dis mieux que moi ce que je voulais dire. Pour le reste, la chanson-lettre se consacre à des choses plus terre-à-terre, des préoccupations plus communes, des soucis d’un homme ordinaire et des inquiétudes de peintre, recréant ainsi une image de banalité : besoin d’argent, payer le loyer, vendre ses toiles, aller se promener au grand air. Il raconte aussi que sa mémoire est une passoire… La mienne aussi est pleine de trous ; je cherche tout le temps des noms, des mots, des titres que je suis sûr de connaître ; souvent, je les ai sur le bout de la langue, mais ils ne viennent pas sur le moment ; un peu plus tard, je les retrouve. En somme, il me suffit de chercher pour ne pas trouver.

Nous les ânes, on a une bonne mémoire, une mémoire d’âne, précisément – faut dire qu’on ne peut pas écrire, ni lire. Mais, Marco Valdo M.I. mon ami, pour ce qui est de ces préoccupations, ces inquiétudes, ces réflexions, elles ne sont pas si banales, ni sans intérêt ; elles sont l’écume de la vie, qui vient, qui va, vague après vague, grain de sable après grain de sable poussés sur la plage. Mais, cela dit, on s’attarde, il nous faut conclure et tisser le linceul de ce vieux monde acultivé, décevant, oppressant et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
J’ai reçu une lettre
D’un avocat de Rome
Pour me défendre.
Il veut faire le voyage,
Mais c’est inutile.

Merci pour les livres et les grammaires.
Ici, on dit maintenant que je suis cultivé,
Mais, en vérité, je serais recalé
Aux plus simples examens universitaires.
J’ai une mémoire déficitaire.

J’oublie les titres des livres
Et le nom de l’auteur,
Et celui de l’éditeur,
Même des livres connus,
Même des livres que j’ai lus.

Si finalement, on n’expose pas
À la Biennale, mes tableaux –
Je me demande d’ailleurs pourquoi,
Moi, je les trouve beaux !
Qu’on me rende vite mes tableaux.

D’abord, je tiens à mes peintures.
Ensuite, il me faut vendre,
Même ici, on a besoin d’argent
Et de payer le loyer de l’appartement.
Oui, il faut vendre des peintures.

Et puis, voici le joli mois de mai
Avec le vent froid et le ciel gris
À regarder tomber la pluie,
Il me vient une grande envie
D’air pur, de promenades et de forêts.

envoyé par Marco Valdo M.I. - 23/3/2019 - 15:56




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