Dans la jungle très
Ordonnée de ses quartiers,
Entre les arbres de sa forêt,
New-York égare l’étranger.
Les repères pour l’orienter
Sont un gratte-ciel, un néon,
Une publicité, un pont,
Une bâtisse en briques,
Ancienne, antique,
Quasi-préhistorique.
L’étranger est déjà passé
Là, dans le passé,
Il le sait, il le sent
Dans l’air, les odeurs, les visages.
Les gestes des passants
Refont les rues d’un village.
Il avait vécu un temps
Dans le quartier en 47.
Treize ans auparavant,
Entre la 59 et la 7.
Des Italiens, des Mexicains,
Des Japonais, des Portoricains,
Un vieil antiquaire :
Un quartier populaire.
Dans ces rues peu prisées,
On vivait à l’année,
Le temps d’un permis ;
Puis, on s’en allait dans le pays.
C’était un lieu de traverse,
Une enfilade de petites maisons,
De modestes commerces.
On entendait le son des chansons.
C’était un été chaud,
Humide comme un été.
Dans un vieil immeuble du quartier,
Je logeais tout en haut.
En montant l’escalier,
À chaque palier,
Par les portes ouvertes des appartements,
Je voyais des hommes assis,
Leurs pieds sur la table, leurs dos suants,
Leurs verres posés à terre, à moitié remplis.
Dans cette oisive torpeur
Ronflaient les familles,
Écrasées par la touffeur
De la ville endormie.
À présent, tout était différent
De hauts immeubles avaient remplacé
Les petites maisons d’avant.
On avait rasé, on avait balayé le passé.
Nouvelles couleurs, nouvelles façades,
Nouveaux bars, nouveaux commerces.
Pourtant, dans l’air flottait
Un effluve, un goût d’antan,
Quelque chose d’identique imprégnait
Le soleil couchant.
À l’angle de la 59,
Trônait la pizzeria de Frank Ancona,
Un établissement illuminé, neuf
À douter que c’était bien elle, là.
Incertain, j’entrais d’un pas ;
Déjà un homme venait vers moi,
En agitant ses mains au bout de ses bras.
Moi, je ne le reconnaissais pas.
Il me tutoya aussitôt,
Il criait : « Carlo, tu es revenu !
C’est long, treize ans.
Après tant de temps,
On ne t’attendait plus. »
C’était le patron de la Pizzeria Lucana,
C’est Frank Ancona de Matera.
Treize ans auparavant, j’étais venu
Un peu par hasard
Dans cette salle triste, vide, un soir.
Au bar, un homme écoutait, l’œil perdu,
Tassé dans la chaleur
Une musique syncopée,
Une voix chaude et désespérée,
Qui coulait d’un haut-parleur.
Le patron vint converser avec moi.
Il me racontait de vieilles légendes de Matera,
Le comte Tramontano
Et les révoltes des paysans.
Il était né cinquante ans plus tôt,
C’était le dernier enfant
D’une famille nombreuse de Matera.
Il parlait encore le dialecte régional
Avec l’accent natal.
Ce soir, il raconte son pays
Et il me sert les « scunzilli »
Qui font la gloire de la Pizzeria lucana
De Frank Ancona de Matera.
Ordonnée de ses quartiers,
Entre les arbres de sa forêt,
New-York égare l’étranger.
Les repères pour l’orienter
Sont un gratte-ciel, un néon,
Une publicité, un pont,
Une bâtisse en briques,
Ancienne, antique,
Quasi-préhistorique.
L’étranger est déjà passé
Là, dans le passé,
Il le sait, il le sent
Dans l’air, les odeurs, les visages.
Les gestes des passants
Refont les rues d’un village.
Il avait vécu un temps
Dans le quartier en 47.
Treize ans auparavant,
Entre la 59 et la 7.
Des Italiens, des Mexicains,
Des Japonais, des Portoricains,
Un vieil antiquaire :
Un quartier populaire.
Dans ces rues peu prisées,
On vivait à l’année,
Le temps d’un permis ;
Puis, on s’en allait dans le pays.
C’était un lieu de traverse,
Une enfilade de petites maisons,
De modestes commerces.
On entendait le son des chansons.
C’était un été chaud,
Humide comme un été.
Dans un vieil immeuble du quartier,
Je logeais tout en haut.
En montant l’escalier,
À chaque palier,
Par les portes ouvertes des appartements,
Je voyais des hommes assis,
Leurs pieds sur la table, leurs dos suants,
Leurs verres posés à terre, à moitié remplis.
Dans cette oisive torpeur
Ronflaient les familles,
Écrasées par la touffeur
De la ville endormie.
À présent, tout était différent
De hauts immeubles avaient remplacé
Les petites maisons d’avant.
On avait rasé, on avait balayé le passé.
Nouvelles couleurs, nouvelles façades,
Nouveaux bars, nouveaux commerces.
Pourtant, dans l’air flottait
Un effluve, un goût d’antan,
Quelque chose d’identique imprégnait
Le soleil couchant.
À l’angle de la 59,
Trônait la pizzeria de Frank Ancona,
Un établissement illuminé, neuf
À douter que c’était bien elle, là.
Incertain, j’entrais d’un pas ;
Déjà un homme venait vers moi,
En agitant ses mains au bout de ses bras.
Moi, je ne le reconnaissais pas.
Il me tutoya aussitôt,
Il criait : « Carlo, tu es revenu !
C’est long, treize ans.
Après tant de temps,
On ne t’attendait plus. »
C’était le patron de la Pizzeria Lucana,
C’est Frank Ancona de Matera.
Treize ans auparavant, j’étais venu
Un peu par hasard
Dans cette salle triste, vide, un soir.
Au bar, un homme écoutait, l’œil perdu,
Tassé dans la chaleur
Une musique syncopée,
Une voix chaude et désespérée,
Qui coulait d’un haut-parleur.
Le patron vint converser avec moi.
Il me racontait de vieilles légendes de Matera,
Le comte Tramontano
Et les révoltes des paysans.
Il était né cinquante ans plus tôt,
C’était le dernier enfant
D’une famille nombreuse de Matera.
Il parlait encore le dialecte régional
Avec l’accent natal.
Ce soir, il raconte son pays
Et il me sert les « scunzilli »
Qui font la gloire de la Pizzeria lucana
De Frank Ancona de Matera.
Contributed by Marco Valdo M.I. - 2017/9/16 - 21:45
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Chanson française – La Pizzeria lucana de New-York – Marco Valdo M.I. – 2017
Canzone léviane tirée du récit de Carlo Levi : La pizzeria lucana (in Il pianeta senza confini, Donzelli, 2003).
Souvent, Lucien l’âne mon ami, je me demande ce que deviennent les émigrés.
Les émigrés ?, répond Lucien l’âne. Quels émigrés ? Depuis le temps que je marche, j’en ai croisé des milliers et des milliers. De quels émigrés veux-tu me parler ?
Lucien l’âne mon ami, tu as raison de poser ainsi la question. On ne sait trop de qui ou de quoi on parle quand on parle d’émigration. Le colon est un émigré, l’envahisseur est un émigré, le cadre d’affaires est un émigré, le fonctionnaire lui-même est souvent un émigré. Il y a des émigrés riches et des émigrés misérables. Il y en a qui courent après la belle vie ; il en est qui fuient la mort. Enfin, je veux parler de ceux qui ont survécu à la route dangereuse qui les entraînait vers une autre vie. Je veux parler de ceux qui ont eu l’opportunité de vivre une autre vie et qui d’une certaine manière, ont pu la vivre suffisamment bien pour en tirer quelque contentement et parfois, quelque fierté. C’est, comme tu le verras, ce que raconte cette « Pizzeria lucana ».
Oh, dit Lucien l’âne en balançant le tronc, des comme ça, des ex-émigrés contents de leur sort en émigration, il y en a, la chose est certaine et c’est heureux. Pour beaucoup d’entre eux, qu’ils l’avouent ou non, c’était d’ailleurs le but de leur émigration.
En effet, dit Marco Valdo M.I, c’est le but souvent inavouable de l’émigration : fuir un pays, une région, une nation qui ne vous a laissé que peu ou pas de place, peu ou pas d’espoir ou pire encore, qui ne vous laissa pour tout avenir que l’angoisse, la misère et chez certains, que la mort – par la soif, la faim, la maladie ou l’assassinat.
Oui, dit Lucien l’âne, c’est souvent comme ça et à propos d’assassinat, quand il y en a beaucoup à la fois, on parle de massacres et quand il y en a plus encore, on parle de génocide.
Cependant, Lucien l’âne mon ami, même dans le plus grand massacre, dans le pire des génocides, disons dans l’ultime anthropocide planétaire, on tue ou on est tué un à la fois.
En effet, dit Lucien l’âne un peu sarcastique, assassinat, génocide, meurtre, ethnocide, anthropocide, géocide : les humains ont de ces mots pour distinguer le degré des choses ; ils ont aussi des moyens très diversifiés et souvent, sophistiqués pour les réaliser. Certes, ils n’ont pas encore expérimenté les deux derniers assassinats de masse, mais sait-on jamais ?
Ainsi, dit Marco Valdo M.I., finalement, il n’y a souvent pas d’autre voie que cette route vers l’inconnu. C’est une question de survie ou dit autrement, de vie ou de mort. On peut voir la chose d’un point de vue collectif, massif, avec un regard lointain ; on peut traiter l’émigration comme un phénomène général et alors, elle relève des lois des grands nombres. Tant de milliers, tant de millions. C’est la vie appréhendée par la statistique. Sans doute faut-il le faire, mais ce n’est pas le but de la chanson. Elle, elle s’intéresse aux choses, aux gens de plus près. C’est une vision rapprochée, ramenée à la loi des petits nombres, à la petitesse de la vie que tous indistinctement nous menons. La loi des petits réduit les grandeurs à son échelle. C’est le lieu du minuscule et du terre à terre ; de la vie quand elle rend compte d’elle-même à elle-même ; ici aussi, c’est la loi de l’unicité. Mais, cette canzone raconte l’émigration dans le temps ; elle évoque deux moments où à des années d’intervalle, un visiteur (en l’occurrence, Carlo Levi), dans le même quartier de New-York, dans la même pizzeria lucana (en français, lucanienne, de Lucanie, cette région qui correspond à la plante du pied de la Botte), retrouve Frank – sans doute à l’origine, Franco ou Francesco – Ancona, un émigré ou ex-émigré, patron de la pizzeria. Une pizzeria qui signe sa relative prospérité, la relative réussite de son émigration. Une émigration réelle, probablement sans retour, ni espoir de retour. Si Frank est devenu américain (étazunien, en vérité ; new-yorkais), il ne sera jamais un « Americano » plastronnant sur la piazza di Matera ; il n’est jamais rentré au « pays » depuis quarante ans qu’il l’avait quitté.
Et, conclut Lucien l’âne, des émigrés comme lui, il y en a des milliers, des millions. D’ailleurs, où que tu ailles dans n’importe quelle ville du monde, il y aura toujours une pizzeria.
Ainsi Parlaient, Marco Valdo M.I. et Lucien Lane