Les Veuves

Dialogue Maïeutique



Cette fois, Lucien l’âne mon ami, la première voix que l’on entend est celle d’une femme, d’une jeune femme qui vient évoquer le destin effroyable des veuves, le destin qui est celui des ces femmes dont le compagnon, le mari, le père de leurs enfants est parti à la guerre pour y mourir. Comme tu peux l’imaginer, avec le temps qui passe, depuis les années que dure cette guerre, ces veuves sont de plus en plus nombreuses et par conséquent, de plus en plus visibles et cela, partout dans le pays. Pour ce qu’on en sait, il y en a des dizaines de milliers de ces jeunes épousées, de ces jeunes mères et toutes les compensations financières, les discours, les médailles et les cérémonies ne peuvent endiguer leur chagrin. Un chagrin qui tel la marée au bord de l’océan, va, qui vient, qui s’atténue, qui revient d’un coup, qui parfois submerge tout.
Elle la vie devant elle, une vie, un bel âge et la guerre du Guide a tout fracassé.

« Je souriais à mes vingt ans,
C’était le plus bel âge de la vie.
Ici, maintenant, en Zinovie,
Mon cœur ravagé haletant
Peine à se remettre de sa peine.
Pour mon homme, j’étais sa reine. »

En fait, répond Lucien l’âne, si j’ai bien perçu la chose, cette chanson est une vraie lamentation, une doléance, une plainte, une complainte.

Oui, en effet, dit Marco Valdo M.I., c’est aussi l’amère remembrance du dernier regard, du dernier baiser. La vie est parfois d’une innocente cruauté.

« Il m’a dit : « Ne me dis pas au revoir... »,
Il a disparu dans ce trou noir.
Lui, son sourire et son regard. »

et la douleur qui survit est d’une profondeur incommensurable ; la colère qu’elle engendre aussi. Même si, ni l’une, ni l’autre ne suffisent à combler le trou dans le cœur ; la béance est une blessure qui met longtemps à se cicatriser et la cicatrice elle-même ne disparaît jamais. Voilà ce que racontaient les deux premiers douzains, mais la canzone comporte encore deux douzains où surgissent deux autres voix ; ces voix d’hommes, cette fois.

Et que disent-elles, ces voix, demande Lucien l’âne, et qui sont ces hommes ?

Dans le troisième et avant-dernier douzain, enchaîne Marco Valdo M.I., intervient un militaire, un officier de carrière, qui prend ses distances avec ce jeu de massacre et qui dit la honte qui l’envahit d’avoir ainsi envahi un pays voisin et d’avoir trahi le principe essentiel du métier de militaire qui est la défense des gens et du pays, qui est la défense de la paix.
« J’étais officier de carrière,
Ce métier, je l’avais choisi
Pour défendre les gens et le pays ;
J’étais prêt à faire la guerre
Pour assurer la paix ainsi. »

Telles étaient les raisons honnêtes et claires pour lesquelles il avait accepté de consacrer sa vie à ce métier.

Et il est toujours militaire ?, demande Lucien l’âne.

Cela, il ne le dit pas directement, répond Marco Valdo M.I., mais on peut comprendre du fait qu’il utilise l’imparfait tout au long de son intervention qu’il ne l’est plus. Sans doute, un officier démissionnaire, peut-être même, un officier tellement dégoûté de ce qu’on lui fait faire, qu’il a quitté son régiment sans espoir de retour. On ne sait rien de ce qu’il deviendra. Peut-être reprendra-t-il du service quand le Guide s’en ira, quand une vraie paix s’instaurera, qui sait ? Il faudra des hommes pour assurer la suite, pour remettre sur de bons pieds la Zinovie quand le Guide et sa bande disparaîtront.

Oui, dit Lucien l’âne, il faut l’espérer et l’espérer pour bientôt. Et que dit le dernier douzain ?

Pour la fin de la canzone, dit Marco Valdo M.I., on retrouve notre ami le Trouvère. Il vient confirmer ce sentiment de honte qui étouffe le militaire et il dit comment tout un pays peut arriver à survivre avec une telle plaie purulente à sa conscience. Même si en Zinovie, la chose n’est pas nouvelle et déjà sous le grand Guide et ses successeurs chacun gardait par devers soi, en son for intérieur son sentiment, sa conscience et affichait en public le visage convenu et l’attitude de circonstance. Depuis longtemps, en Zinovie, l’atmosphère était orwellienne.

« Double langage, double pensée ;
Double mirage, double vie.
Double visage, double destinée.
Tous schizos en Zinovie. »

Je vois ça, dit Lucien l’âne, c’est ainsi dans bien des pays sous dictature, jusqu’au moment où la bulle éclate et la terreur d’État se disloque et laisse enfin circuler l’air et la parole libres. Mais n’épiloguons pas plus et tissons le linceul de ce vieux monde trompé, trempé, trimpé, empesté, pestiféré, honteux, ignominieux, infâme, indigne et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane