Les Prisonniers

Dialogue Maïeutique



Cette fois-ci encore, Lucien l’âne mon ami, le contenu de la chanson déborde largement son titre. Mais que veux-tu, un titre est souvent réducteur, tout simplement, car on ne peut ramener en un mot un ensemble qui est par nature composite. Ce n’est d’ailleurs pas nécessaire  ; le titre sert à situer la chanson dans l’ensemble de toutes les chansons et à attirer l’attention.

Voilà qui m’éclaire beaucoup, dit Lucien l’âne en souriant. Dis-moi plutôt ce que raconte cette chanson.

Évidemment, répond Marco Valdo M.I., elle parle de prisonniers et celui qui en parle est ici un nouveau venu, c’est un gardien de prison. Comme il le dit lui-même, il n’a pas choisi ce métier, ni l’inverse ; il lui fallait travailler pour assurer le quotidien et comme on dit gagner sa vie. C’est assez important, car de ce fait, il garde une certaine distance par rapport à sa fonction, à l’institution qui l’emploie et aux dérives qui peuvent s’y produire.

« Je suis gardien à la prison.
Depuis dix ans, c’est mon métier.
Pas le choix, je devais travailler. »

Donc, ce gardien dénonce clairement certaine dérive brutalitaire suggérée, si ce n’est imposée par le pouvoir. Il s’agit de durcir les conditions des prisonniers, de les traiter sans pitié, comme il est « cruellement » ; il s’agit de les détruire.

« Soyez cruels, méchants, sans façon.
Cognez, cognez, il faut les casser.
Les insulter, les malmener, les blesser.
Avec eux, violence, pas de quartier.
Ce sont des ennemis, pas de pitié. »

La chose n’est pas nouvelle en Zinovie où les prisonniers politiques depuis longtemps subissent des régimes spéciaux, mais ici, il s’agit de prisonniers de guerre, de ceux qui sont tombés aux mains de la Zinovie lors de l’invasion du pays voisin : ce sont les prisonniers de « là-bas ».

J’imagine aisément, dit Lucien l’âne, où ce genre d’instructions secrètes peuvent conduire certains opérateurs spéciaux zélés à des comportements extrêmes.

Puis, continue Marco Valdo M.I., le trouvère continue et introduit une autre dimension de la brutalité perverse et rouée de la dictature, fût-elle grimée d’un masque de démocratie. Il évoque l’assassinat, un soir, sur un pont de la capitale, d’un opposant au Guide ; il ne cite que son prénom, mais en Zinovie tout le monde comprendra de qui il s’agit. Le temps d’une auto qui passe, d’une rafale et l’homme était mort.

« Au piège, Boris s’est fait prendre.
Sur ce pont, là, un soir, il est passé,
Avec son amie, sans se presser.
D’une auto, les coups sont partis:
Quatre balles de plomb,
Le sang coulait le long du pantalon. »

Bien sûr, cet opposant n’était pas n’importe qui, c’était un « ennemi de l’intérieur » ; en fait, il s’opposait ouvertement au Guide.

Ce traquenard, dit Lucien l’âne, me rappelle celui de Walther Rathenau, assassiné par les nazis, le guet-apens qui avait eu lieu il y a un siècle à Berlin. On dirait même qu’il en est une répétition.

Ensuite, reprend Marco Valdo M.I., est-ce le trouvère ? Sans doute, mais une voix se fait écho de ce que raconte le Guide belliqueux sur tous les tons et tous les écrans. Il prêche la Guerre et l’amour corollaire de la Patrie, de laquelle il est la parfaite incarnation.

Dans le genre, dit Lucien l’âne, je le vois très bien en personnage de Boris Vian, celui qui, dans Chantez, s’écrie :

« Mourir quand on a vingt ans
C’est un destin épatant
Tous aux armes, et sus à l’ennemi ! »

Exactement, dit Marco Valdo M.I., et j’ajouterais volontiers que cette chanson de Vian évoque la situation de la Zinovie ; écoute ceci:

« Les journaux sont pleins de cauchemars,
On se tue du matin jusqu’au soir,
La police est sur les dents
Celles des autres évidemment,
L’honnêteté se vend au marché noir. »

Enfin, le dernier douzain entend revenir la Grand-Mère. Cette fois, elle parle de la guerre faite aux femmes dans certains pays et en ce cas, de l’Afghanistan, mais il en est d’autres et beaucoup d’autres où les femmes – à des degrés divers – sont soumises à un sort d’animal domestique par l’insolente bêtise des hommes. Et elle pose une question qui me bouleverse totalement, car je n’y vois pas de réponse :

« Elles n’ont plus de corps,
À quel courage, à quelle ruse
Doivent-elles de vivre encor ? »

Moi non plus, dit Lucien l’âne, et j’en suis à me demander quand ces hommes-là deviendront humains, quand ils arriveront à extirper de leur cœur et de leurs tripes cette abjecte barbarie ? Vraiment, je ne sais. J’espère que ce n’est qu’une question de temps. D’ici là, tissons le linceul de ce vieux monde abruti, abrupt, absurde, aberrant, méprisant, méprisable et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane