Lire, écrire, chanter

Dialogue Maïeutique


Tout d’abord, mon ami Lucien l’âne, il faut s’interroger sur la forme du titre de la chanson.

Ah !, dit Lucien l’âne, et pourquoi ? Moi, il m’a tout l’air d’une sentence, d’un slogan…

Eh bien, voilà, dit Marco Valdo M.I., tu as compris, car c’est de ça qu’il s’agit. En premier regard, d’ailleurs, c’est un beau précepte d’éducation.

Oh oui, dit Lucien l’âne, on peut le recommander à tous et de plus, c’est une très bonne manière d’occuper sa vie, de lui donner sens.

Exactement, répond Marco Valdo M.I., et c’est bien ce qui dérange les doctrinaires et les religieux. Imagine un instant, Lucien l’âne mon ami, que les gens se mettent à penser, à faire fonctionner leurs méninges, à décortiquer le monde et ce qu’on en dit, à capter des pensées diverses, à en écrire, à en diffuser… À chanter, à être joyeux… Pour ces rabats-joie intolérants, c’est impossible à tolérer. Tout comme il leur est – à certains d’entre eux – intolérable le fait pour une fille de montrer sa chevelure ou de se laisser vivre à l’air libre – l’air « libre », quelle horreur aux yeux des guides ; pour eux, il vaut mieux confiner tout le monde et chacun en un univers dûment calfeutré de croyance ou de conviction.

Résultat, dit Lucien l’âne, tout le monde dans la caverne à regarder les ombres de la paroi. Mais qu’en est-il de cette jolie triade qui tient lieu de titre à ta chanson ? Qu’est-elle en réalité ?

Tout simplement, Lucien l’âne mon ami, c’est une sorte d’écholalie du slogan pertinent des filles de Perse et d’Iran et même depuis, d’ailleurs, de partout : « Femme, Vie, Liberté » . Ce sont elles, ces filles, ces femmes, ces mères qui terminent la canzone, telle cette chanteuse, cachée dans son pays, dont l’image et la voix parcourent le monde à cheval sur les ondes.

« En Iran, en Perse, dit Grand-Mère,
Les filles encore se rebiffent.
Des filles, des femmes, des mères
Se dévoilent et montrent leurs tifs. »

Voilà pour le titre, dit Lucien l’âne, mais quid du reste ?

Tout le reste de la chanson, reprend Marco Valdo M.I., est un monologue que déroule un « autre » revenant ; souviens-toi, on en a déjà plusieurs fois croisé un dans ce voyage. Avant d’aller plus avant, deux mots sur ces « revenants » ; ainsi comme on peut l’entendre ici, ces revenants ne sont pas tout-à-fait devenus des fantômes, mais presque quand même, quand ils reviennent (ceux qui reviennent) d’un long séjour dans des camps, des prisons, des conscientoriums, des hôpitaux psychiatriques où le Guide ou un de ses prédécesseurs, les avaient internés. La chanson dit :

« Depuis des temps et des temps disparu,
Un autre revenant est reparu. »

Et si en Iran-Perse, les filles ne peuvent pas chanter, dans les camps de Zinovie, le livre et la lecture sont prohibés et ainsi, à force, avec le temps, l’interné – fut-il écrivain et grand lecteur tel Varlam Chalamov – finit par perdre l’usage de la lecture et du langage ; avec le temps, tout s’en va, et il ne reste que quelques mots usuels. Le cerveau se désertifie, s’ossifie, se dessèche et tous sont condamnés à l’idiotie.

« Au camp, il nous reste vingt mots ;
La voie royale pour mourir idiot…
Nos débris de cerveau éparpillés
Meublent nos soirs étoilés. »

Quel monde épouvantable, dit Lucien l’âne ; du coup, j’aime encore mieux mon errance infinie, à laquelle comme tu sais je n’ai nulle intention de renoncer. Mais au fait, ceux qui finissent par sortir de ces lieux de malfaisance, retrouvent-ils une vie ordinaire ? Leur intelligence d’avant ? Sont-ils réduits pour toujours à l’état de zombies ici décrit ?

Pour ceux qui en sortent, dit Marco Valdo M.I., et c’est une infime minorité, il est extrêmement dur et difficile de se reconstituer ; mais vaille que vaille, certains revenants s’en relèvent assez pour raconter le destin des millions de gens qui se sont éteints là-bas. C’est précisément le cas de cet « autre revenant » puisqu’il a retrouvé l’usage de la parole. En plus, ces revenants remeublent ainsi la mémoire collective et rappellent la continuité de l’État zinovien et de la façon dont le pouvoir étouffe la société et écrase les gens sous ses exigences d’obéissance et de laudation générales. Tout cela avec la complicité des juges et de la justice :

« Les juges ne badinent pas
Avec le crime contre l’État.
Ils remplissent les prisons. »

Soit, conclut Lucien l’âne, je n’en démords pas. Je ne pourrais jamais vivre dans ce monde-là. Dès lors, tissons le linceul de ce vieux monde carcéral, cadenassé, contrôlé, ignare, imbécile et cacochyme.

Heureusement !

Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane