La TordueIl fallait vraiment être tordu(e) pour imaginer chose pareille. L’un des titres du cinquième album de La Tordue consiste en un assemblage turbulent et presque sans retouche de bribes de chansons puisées dans des répertoires divers, dont le seul lien réel est d’appartenir au panthéon intime de nos héros. Une carte de visite musicale, L’heureux mix ? Une mappemonde, oui ! Visez plutôt : où aura-t-on aperçu ailleurs qu’ici Bob Marley en train de fumer un calumet avec Brassens, Ferré, et Reggiani coiffer les choucroutes des B52’s, Béart chausser les Creepers à damiers des Specials et Nougaro enfiler le treillis Sandiniste des Clash ?
Les paresseux qui paraissaient si sûrs d’eux lorsqu’ils classaient hâtivement La Tordue au rayon " chanson néo-réaliste " devront sur le champ brûler l’étiqueteuse : pas de trace dans l’ADN ici dévoilé de ces goualantes pour marins en perdition chantées les yeux révulsés au fond d’un cabaret de la dernière chance. Ceux, de plus en plus nombreux au fil des dix années écoulées, qui ont fréquenté les concerts euphoriques et conviviaux de La Tordue le savent bien : le brio du trio rennais (d’adoption) n’a jamais versé dans la mélancolie, et les frontières élastiques de son drôle d’univers ne saurait être contenues dans une brassée de clichés vieillots.

On parlait à l’instant de carte de visite, mais a-t-on besoin de présenter La Tordue ?

Depuis Les choses de rien (96), Benoît Morel, Pierre Payan et Eric Philippon ont roulé pas mal leur bosse sur toutes les routes de France, en ont récolté quelques-unes sur leurs fronts, et ont apporté un ton unique dans le panorama des groupes itinérants de l’hexagone. Avec T’es fou (98), Le Vent t’invite (2000), toujours chez un label indépendant et l’album live En vie (2001), première pierre dans le jardin d’une major compagnie, ils ont continué sans faiblir à tisser ce fil imaginaire qui les relie à un public dont la pyramide des âges (de 7 à 77 ans) donnerait le vertige à tous les Champollion statisticiens. Un fil à retordre, évidemment, tant ces insoumis préfèrent les échappées belles aux cloisonnements pavillonnaires, et les chemins de traverse aux tracés d’autoroute.

Mais voilà, trop occupés à sans cesse partir à la rencontre des humains, les trois mousquetaires de La Tordue, bien que comblés par l’enthousiasme et un réel sens de la débrouille, n’ont jamais pris le temps de peaufiner leurs disques autant qu’ils l’auraient voulu.
Cela aura parfois frustré ceux qui les adoraient En vie sans toujours éprouver les mêmes sensations une fois installés dans leurs canapés, à l’écoute de leurs disques.
Le groupe le reconnaît volontiers maintenant, le nouvel album est le premier conçu comme un véritable objet de désirs et plaisirs autonome, sans penser aux lendemains où il faudra l’amener sur les routes. L’évolution amorcée sur l’album précédent, trouve cette fois une concrétisation plus en phase avec les envies du groupe. Pour la première fois, ils ont laissé à une équipe de réalisateurs le soin d’irriguer et d’embellir leur jardin sans évidemment toucher aux racines, remodelant la lettre sans jamais trahir l’esprit. Loo & Placido, un binôme inventif déjà repéré, entre autres, sur le Kékéland de Brigitte Fontaine, aura dont été chargé d’entraîner La Tordue dans une farandole sonore où l’effervescence et la fluidité composent harmonieusement avec les fondations traditionnelles du groupe.
Mais ce 'est pas tout : la batterie, jouée par Mathieu Morel (déjà présent sur la tournée En Vie 2001) fait desormais partie intégrante du set d'intruments utilisé par La Tordue. Ce batteur-percussionniste a su apporter à l'album sa souplesse rythmique héritée du dub.
Eux qui cherchaient à adopter une approche plus musicale, plus ouverte sur l’extérieur, sont servis : les douze chansons du nouvel album arpentent des falaises musicales jusqu’alors considérées trop imprenables : reggae ondoyant, ska vitaminé aux cuivres, tentures orientalistes, polka relevée d’un accordéon rêveur, musiques des îles aux horizons zélés et aux parfums tranquilles.
Sur Le zèle des îles, justement, avec les deux suffragettes de Femmouzes T., toute la nouvelle vélocité musicale de La Tordue apparaît au grand jour, sous un ciel particulièrement badin et clément. Le discours n’a pas changé, c’est la méthode qui détonne : véritable atelier de confection de chansons, La Tordue a cette fois fonctionné à plein tube. Pierre a encore dégotté l’arsenal d’instruments bizarroïdes le plus large du pays, Benoît s’est concentré sur les histoires tandis qu’Eric était chargé de les parer de mélodies. Car s’il ne faut pas longtemps pour mesurer, à l’écoute de l’album, les efforts fournis par ces quatre-là afin de rendre leur musique moins âpre tout en demeurant indocile, il faut encore moins longtemps pour se laisser saisir la vertigineuse carambole des mots de Morel. Praticien du jeu de mot subtil, cet admirateur de la simplicité d’un Souchon (il avait dix ans à l’époque de J’ai dix ans, et ça laisse des traces indélébiles) a su mieux inscrire son imaginaire dans le réel, usant des airs désabusés tout en restant foncièrement lunaire et positif.

Car comme le dit sa fille Marguerite, qui a soufflé cette phrase exquise : " L’important, c’est d’être pas mort " (La vie, c’est dingue).

La mort, d’ailleurs, sera ici évoquée par procuration, au détour d’un emprunt à Louis Aragon (Je tombe, extrait du Roman inachevé) que La Tordue adapte pour la seconde fois, lui offrant un habillage rock-steady à doublure orientale, avec des surpiqûres dramatiques qui en souligne parfaitement le caractère d’urgence.

" L’important, c’est d’être pas mort ". L’important, aussi, c’est pour La Tordue de ne jamais faiblir quant à ses engagements, ses révoltes et son désir d’agiter la fourmilière. Ainsi, la dernière chanson du disque devrait faire parler d’elle. A partir d’une sorte de haïku terriblement juste écrit par Morel, le groupe a invité des amis et des relations du monde entier à chanter dans leurs langues ces quatre phrases fantastiques. Ils sont ainsi une vingtaine, du grand poète réunionnais Danyel Waro au pataphycien anglais Robert Wyatt, des Femmouzes T aux chanteuses du groupe Lo’jo (présentes par ailleurs en invitées sur l’album), à venir déposer dans Le Pétrin leur contribution vocale à ce cri poétique de tolérance mais O combien urgent. Depuis, la chanson dazibao (que chaque bonne volonté pourra à l’avenir compléter à sa guise) a fait du chemin. La Tordue a en effet rencontré les militants de la Campagne nationale contre La Double Peine ainsi qu’un de leurs parrains, Bertrand Tavernier, qui a réalisé sur le sujet un film poignant, Histoires de vies brisées. Dans les prochains mois, le groupe sera en permanence aux côtés de ces volontaires qui luttent contre cette loi scélérate et raciste, indigne du pays des droits de l’homme et des lumières.

Le site officiel du groupe La Tordue:
http://www.gribouilli.com/latordue2003/